De l’usage des polyptyques chez Françoise Deverre.

Entretiens de Skimao avec Françoise Deverre - 2005 - Les Entretiens ont fait l'objet d'une publication aux Editions de l'Exil.

Christian Skimao (CS): Une question centrale pour commencer, pourquoi utilises - tu la structure en polyptyques pour tes travaux?

Françoise Deverre(FD):   C’est un long processus.J’ai grandi dans l’obsession du fascisme et de la guerre. La question était, comment ne pas le faire, se commettre? et, à partir de mes lectures et de mes interrogations, j’arrivais à la conviction que la pensée de l’unité, dans et par sa conduite absolutiste, contenait dangereusement le “fascisme”. Peut-être réductionnisme de jeunesse, mais qui garde, encore quelque vérité. (Avant la peinture)Aussi, lorsque la peinture adviendra réellement dans ma vie, la difficulté était de trouver une forme permettant d’ouvrir la perception à des modes différents. Dès les premières Convergences paradoxales, je me suis sentie dans un espace de liberté où je pouvais travailler mon champ perceptif et sensitif en essayant de coller au plus près de mon rythme intérieur.

CS : Le vide entre chaque panneau () correspond à quoi finalement?

FD : A un silence...au discontinu... à l’endroit de l’irréconciliable...

CS ; Comment évoquer l’abstraction à l’heure du mélange des genres? Est-ce plus compliqué aujourd’hui?

FD : L’abstraction, c’est le mental de la peinture. Le figuratif, ce qu’elle “représente” qui peut être une figure géométrique ou quelque chose de plus complexe tel un corps? A ce titre toute peinture est figurative, mais ce figuré peut aller jusqu’à la trace et n’être pas directement accessible à la conscience. Aujourd’hui, il y a un besoin de réagir à la simplification, au didactisme. Revenir à la complexité. Beaucoup d’artistes semblent s’en préoccuper, mais, à ma connaissance, l’abordent par le collage presque exclusivement, ce qui ne me satisfait pas.

CS : L’abstraction géométrique apparaîtrait pour toi comme le pôle du sérieux (je ne comprends pas très bien), donc tout ce qui relève de l’abstraction lyrique aurait partie liée à quelque chose qui aurait à voir avec la figuration ou du moins une forme de figuration?

FD : La” chose mentale”fait de toute peinture une abstraction et son sujet fait de toute peinture une figuration. Du monochrome inscrit dans une géométrie aux représentations les plus illustratives. Dans la peinture du 20ème siècle le plus remarquable est,sans doute,le cadrage et le rapprochement(apport du cinéma et de la photographie).Devant les « texturologies » de Dubuffet, je peux regarder la peinture comme une abstraction mais aussi y voir un découpage de macadam ou de terre, elles contiennent les deux aspects, je crois. De même, Rocko est-ce uniquement un jeu de surfaces colorées ou une fenêtre avec ses jeux de lumière. En réalité, on s’en fout, l’important étant ce que nous vivons devant la toile. Le reste étant plutôt l’alibi nécessaire au peintre, or la peinture ne contient pas de message, elle s’écoute de sensitif à sensitif, d’inconscient à inconscient. Après, tout est affaire de texture, de composition, du “comment s’est peint”.

CS : Il ne s’agissait pas pour moi de lancer le débat abstraction-figuration qui est bien sûr dépassé mais pour mieux cerner dans le genre de peinture que tu réalises si on se trouve dans le post-moderne ou non? Le cadre de l’abstraction au sens générique?

FD : Ah oui, abstraction-figuration, c’est littéraire et ne relève pas du questionnement du peintre. Cézanne parlait du concret, ça c’est intéressant, même si l’abstraction géométrique l’a revendiqué par la suite et qu’il est devenu difficile d’en parler. Une peinture, c’est tout de même un espace-matière avec lequel il faut se battre pour faire apparaître cet chose improbable qu’on appelle un” tableau “.

CS : Certes...les pigments en un certain sens assemblés mais sous forme de polyptyques?

FD : Les polyptyques toujours... ils sont comme un concept de base, pour construire un espace pluriel qui me permet de tenter dans la réalisation même d’être le plus à l’écoute de mon propre fonctionnement cérébral, loin d’une pensée construite mais plutôt, des aléatoires, des fulgurances, du temps en action. Somme toute, une autre totalité fractionnée, toujours en mouvement.

CS : Les polyptyques pour toi c’est le dissocié, pourtant j’ai souvent rattaché ta pratique à ceux présents dans l’histoire de l’art, est-ce une bonne approche?

FD : Les polyptyques anciens me semblent être davantage le résultat d’une contrainte due au commanditaire, soit en raison de l’espace, soit en raison des différentes scènes à illustrer. Il n’y a pas à priori de réflexions sur un espace fractionné. Les différentes parties sont ensemble, mais ne sont vues que séparément, et quelquefois à la suite les unes des autres. S’il y a répondant, il est le plus souvent à propos de l’histoire. Donc des tableaux différents souvent réunis par l’effet d es dorures ou de l’ébénisterie. Je cherche plutôt la connivence souterraine entre les différents éléments.

CS : Si l’on prend les retables de l’art sacré, les panneaux bougent et se ferment. Mais chez toi il s’agit d’une structure fondamentale qui permet la reconnaissance de ton travail. D’ailleurs y-a-t’il beaucoup d’artistes qui utilisent systématiquement la structure du polyptyque?

FD : Je n’en connais pas et les polyptyques que j’ai pu voir m’ennuient. C’est du patchwork. C’est facile de placer des carrés les uns à côté des autres, c’est séduisant, mais sans pensée picturale, sans rythme. Dans ma peinture, les différents lés sont dépendants, malgré ou par leur séparation un peu comme les liens d’une relation même affective.

CS : Le choc visuel raconte-il une histoire?

Non, le principe de l’un et du multiple que tu avais très bien compris, à mon sens, dans le texte ”Les monades nomades” reste la seule histoire sans histoire. Bien sûr, chaque peinture contient des traces de vécu, des sensations qu’il ne me semble pas utile de développer. Je préfère, sur ce point, laisser le champ libre à l’interprétation.

CS : Le charme de la littérature qui rejoint alors la philosophie. A propos de la construction même de tes œuvres, leur côté un peu intemporel, même a-historique, est-ce lié au gestuel, à la couleur mais aussi au formel? Est-ce un mélange de tout cela qui opérerait dans tes tableaux et peut-on encore utiliser cette dénomination? Des installations?

FD : A la liberté offerte par les polyptyques même puisqu’il m’est donné, par l’œuvre ouverte, de puiser sans complexe dans l’existant, non pour un plagiat, mais comme outil toujours actif au moins pour moi. C’est, je crois, le rapprochement décollé qui produit le choc visuel d’un ailleurs. Quant aux installations, mis à part l’in situ de tout accrochage, je ne pense pas que mon travail soit de ce côté. Je fais des “tableaux” qui se donnent à voir, ne bougent pas, jouent la frontalité, ne peuvent se permuter, présents.

CS : Le nomadisme des oeuvres. Déplaçables, à un certain moment elles doivent se trouver achevées. Il ne s’agit donc pas de prendre n’importe quoi et de les positionner ”in situ”, comme on le voit dans certaines galeries branchées? Les petits formats sur papier? Les cahiers de croquis?

FD : Chaque peinture est une tranche de temps, contenant les différents temps de sa conception. A partir de là, elles s’arrêtent et ne continueront à vivre que si elles suscitent ma propre interrogation ou l’intérêt d’un spectateur. Elles peuvent aussi être le déclanchement d’une autre peinture. J’aime les petits formats tant sur papier que sur toile, ils sont un peu comme les carnets de croquis. Plus intimes, je les expose peu, je les range dans une boîte, les ressort comme on pratique avec les livres. Le nomadisme serait plutôt quelque chose du mental, un endroit d’errance à l’intérieur de soi.

CS : Tes toiles doivent répondre à un choc visuel et frontal, une construction nécessitant une grande demande de participation de la part du spectateur?

FD : Oui, certainement. La peinture est difficile pour celui qui la pratique, alors, pénétrer dans l’univers d’un autre demande évidemment un effort. La seule chose que je peux faire est d’en rendre visible des petits bouts et que la toile tienne bon. Il y a aussi les titres dont j’aimerais qu’ils soient comme les cailloux du petit poucet, une trame à travers mon parcours.

CS : Alors quel est le sujet de l’abstraction?

FD : Il faudrait poser la question à d’autres peintres. Pour moi l’abstraction serait l’absence de sujet ou son déni. Quand Magritte (?) dit “ ceci n’est pas une pipe”, il fait du même coup de sa toile une peinture abstraite. C’est l’affirmation que la peinture est une histoire de surface, de couleurs, de matières et point. Bien sûr, tout cela est ambigu et demeure des réponses ponctuelles.

Il fallait bien la débarrasser de tout un fatras et je ne suis pas sûre qu’on ait beaucoup avancé dans ce domaine.

CS : Les lés se trouvent réalisés séparément. As-tu une idée directrice en tête lorsque tu les réalises (3, 4 ou davantage).

FD : Rarement. Il s’agit davantage de me mettre dans un champ d’expériences. Je définis l’espace lorsque je coupe la toile et le temps de préparation de la toile est aussi le temps de germination, du désir, de l’éclosion de l’enfoui. Jean-Luc Godard a été très important pour moi à cause du montage et du cadrage cinématographique. Une histoire hachée qui s’élabore dans la fragilité du vécu. Pas de linéaire, cette invention de l’histoire de l’art et par conséquent du pouvoir. Heureusement les peintres savent toujours mettre une petite dérive quelque part.

CS : La fragmentation. On ramène aujourd’hui la peinture à une sorte de totalité en raison de sa mort sans cesse annoncée et de sa résurrection permanente. Ne parle-t-on pas à nouveau de “grande peinture”, une façon de l’éliminer complètement, sans doute ?

FD : Bah! Si l’on juge sur l’évolution du monde, il y a peu d’espoir, mais il faut résister, compter sur l’accident. Il y aura quand même des peintres. Je trace ma route, « ils » en veulent ou pas, je ne saurais faire autre chose.

CS : Peut-on évoquer à l’égard de ton travail des références artistiques américaines et lesquelles?

FD : Vers la fin des années 60, je crois, il y a eu une grande exposition de Jasper Johns à Beaubourg. Aux Beaux-Arts de Rouen c’était encore le suivi de l’impressionnisme et un peu l’école de Paris, alors, les grands formats, la liberté, ce fut un choc terrible, puisque quelque chose de mon propre désir était déjà réalisé, mélange de bonheur et de désespoir. A cette époque, une grande peinture se trouvait aux Etats-Unis et ce qui était bien, c’est aussi qu’elle permettait le retour sur la peinture européenne sans laquelle elle n’aurait pu exister, le grand moment de création, d’effervescence reste quand même la première moitié du 20ème, tout en découle.

CS : Avec Jasper Johns on se trouvait en présence d’une certaine brutalité qui manquait à la peinture française d’alors?

FD : Brutalité, je ne sais pas, je ne l’ai pas ressentie comme ça, d’autant que c’est toujours très construit. La peinture française? Il y avait de très bons peintres, mais les tableaux gardaient une dimension trop intimiste pour une époque qui était en train de basculer, quand même il y avait Picasso. Je crois au fond qu’il était trop présent et qu’il me faisait peur, inatteignable. L’expo du Petit Palais (67, 68?), on en sort pas intact de ces choses là.

CS : D’autres références tant littéraires que picturales?

FD : Godard (cadrage, montage), Le Nouveau Roman pour la déconstruction du roman, la distance, Octavio Paz, Gilles Deleuze, la pensée plurielle entre autre. Et puis je fais souvent des incursions chez les Anciens, la peinture vénitienne, Le Gréco, les Baroques. Mes amis Cézanne, Goya, Rembrandt, quelque chose de très intègre dans leur pratique, leur liberté, leur résistance.

CS : Et si on mettait du sentiment, la peinture vieillirait moins vite?

FD : L’émotion, le sentiment, je les ai longtemps refusés, mais à présent je ne suis plus sûre. Ils mettent plus à vif, mais il faut rester vigilant, ne pas dégouliner. C’est surtout la qualité de la sensation qui importe, si tu choisis une couleur très précise avec telle intensité , telle texture etc...

Cela vient d’où? Ce n’est pas par pur esthétisme.

CS : Penses-tu qu’on puisse faire beaucoup de gestuel, beaucoup circuler autour d’une toile, comme Jackson Pollock, et n’arriver à rien?

FD : Dans la vie c’est pareil, la gesticulation n’est pas très bonne, le gestuel, au contraire est une concentration d’énergie pour une action rapide, un peu comme la peinture chinoise. Ca doit souvent rater.

CS : A quelle date les polyptyques ont-ils commencé à prendre leur forme actuelle?

FD : Les premiers datent de 1987 avec la série des “Combinatoires”, des échantillons de papier peint, reste de la période de “récupération”, plutôt Support-Surface...La véritable ouverture se fait en 1991 avec les “Convergences Paradoxales” encore sur papier pour les premières, je ne trouvais pas l’adéquation avec la toile, problème du châssis, du gondolage etc. et puis je maroufle les toiles, et voilà! Tout devient différent, vraiment une période très excitante, le frémissement de l’imaginaire, une sensation de liberté fantastique. Depuis je poursuis ce travail fragmentaire et pluriel tout en renouvelant mes signes voire la matière picturale.

CS : Un au-delà de la peinture qu’on ne pourrait définir avec des mots?

FD : Et pourtant c’est là qu’elle existe.