« Espaces singuliers » ou un singulier pluriel

un texte de Christian Skimao extrait du livret "Espaces singuliers"

De la surprise

  Lorsque Françoise Deverre renouvelle son approche plastique, existe un moment de flottement puis se pose la question du pourquoi. Avec cette nouvelle série, « Espaces singuliers », commencée à la fin de l’année 2018, les anciens polyptyques se trouvent désormais construits sans espaces. La séparation physique n’existe plus, rendant difficile leur dénomination initiale. Est-elle pour autant caduque ? Cette béance, devenue mentale, ressentie différemment de prime abord, s’inscrit dans une tradition puisque la peinture ancienne se composait au départ de fragments, avant de se trouver reconstituée à la fin par le génie de l’assemblage. Unité de façade dite classique.

De la nouveauté

  Au fil du temps, l’artiste éprouve une lassitude qui pousse au changement. S’il existe au niveau du travail une différence entre l’approche par fragments et celui en un seul espace, elle se situe au niveau de la réalisation. Les plages gestuelles et géométriques deviennent mitoyennes, se côtoient, s’interpénètrent parfois dans des rapports troubles. La notion de frontière s’estompe en apparence ou gagne une force nouvelle par sa seule suggestion; un trait remplace un vide. Les bords se dissolvent dans un mirage pictural où le temps de l’action se trouve comme régénéré. La peinture redevient jeune.

De grands formats centrés

  Sur le métier, remettons son ouvrage. Dans « Espaces singuliers 9 » surgit une masse centrale gestuelle noire, très imposante, avec quelques subtiles griffures colorées. Les parties géométriques agissent comme des étais face à cette coulée picturale qui ressemble à quelque magma sombre mais déjà froid. La puissance de la verticalité se trouve obtenue par divers passages au jus et propose l’image d’une sorte de monolithe, mais sans en avoir le volume, puisque nous nous trouvons dans une planéité. Plutôt que des frontières, évoquons des glissements qui parasitent une approche trop tranchée. 

  Toujours dans cet esprit de forte centralité, mais en inversant la proposition, « Espaces singuliers 31 » s’élabore avec une partie géométrique centrale et incurvée, dotée d’une vie propre et d’un dynamisme extrême. Elle renvoie le gestuel sur les deux bords de la toile en un mouvement d’exclusion. Si les grandes plages géométriques retiennent habilement l’attention, de très petites permettent au bloc arlequiné de conserver sa cohérence. Revenons au gestuel, schématiquement le côté gauche use de couleurs froides (un blanc travaillé avec des superpositions colorées) tandis que le droit opte pour des couleurs chaudes (un rouge travaillé avec des zébrures énervées); en scrutant attentivement, apparaît un travail proche dans certaines zones de l’expressionnisme abstrait (Jasper Johns). La contamination opère entre les deux mondes en une dynamique très élaborée avec l’apparition de morsures sur les bordures géométriques et des variations inversées dans le gestuel (blanc du côté rouge et rouge du côté blanc). 

De la continuité

  Avec ses variations infinies, la composition impose une approche privilégiant le choc visuel soutenu par une intense réflexion. Cette déclinaison se présente avec « Espaces singuliers 4 », une toile à couleur dominante bordeaux tirant sur le magenta. La division voulue repose sur un tiers de surface géométrique par rapport aux deux tiers appartenant au monde gestuel. Il se dégage une opposition très frontale, une séparation très nette, presque un cas d’école. Ainsi l’absence physique d’espace entre les deux zones se trouve remplacée par une limite visuelle et mentale. La partie gestuelle présente une extraordinaire composition qui rappelle l’expressionnisme historique et certains graffitis plus actuels tandis que les motifs géométriques, à la fois puissants et subtils, semblent repousser l’invasion tourbillonnante. Lutte des classes, lutte des genres, une guerre des deux devenue guerre des trois, tout se complexifie. Néanmoins une vue d’ensemble laisse entrevoir une situation plus subtile encore puisque la couleur assure la cohérence de l’ensemble.

   Un format plus restreint change quelque peu les enjeux. Parfois, le premier plan et l’arrière-plan s’invitent paradoxalement dans la perception visuelle. Dans « Espaces singuliers 16 », le bloc gestuel semble comme empalé sur un manche bicolore. Illusion d’optique, certes, mais qui pourrait suggérer un fragment de « mazzocchio », cette coiffe florentine en cercle, stylisée, chère à Paolo Uccello, représentée superbement dans la fresque du Déluge à Florence, dans le cloître dit « Chiostro Verde » du couvent de Santa Maria Novella. Non pas un volume, mais une idée de volume, ou un plan suggestif, chez Françoise Deverre. Non pas une imitation prise dans l’histoire de l’art, mais une allusion visuelle comme figure de style. Bruit et fureur dans cette toile où l’œil ne se repose pas, mais s’aguerrit. La contemplation devient sport de combat. 

De l’avenir

Singulièrement vôtre.