Au fil du rasoir

2014 - Le texte critique Au fil du rasoir de Christian Skimao a été écrit à l'occasion de l'exposition de Françoise Deverre à la galerie du Petit Temple à Lasalle (Gard).

« … et les chiens au trot flasque, oblique, flairant les tas de détritus

     aux angles des ruelles où le soleil s’enfonce comme un coin … »

Claude Simon, Le Vent.

 

       L’approche sérielle du travail de Françoise Deverre intitulé Champs réflexifs apparaît de prime abord comme une opposition entre une partie liée à l’abstraction géométrique et une autre liée à l’abstraction lyrique. La rigueur de l’une semble s’opposer au débridé de l’autre mais les deux relèvent d’une même exploration picturale. Si leur présentation sous forme de diptyques offre un dépassement de ces oppositions, l’espace de leur séparation devient ainsi le lieu d’accomplissements dynamiques.

       La partie géométrique composée de couleurs souvent attrayantes comporte également des découpes plus secrètes. Elle se trouve comme rayée de tracés subtils qui semblables à des rayons de soleil définissent de nouveaux axes perceptifs. La notion cinématographique de champ et contrechamp pourrait servir de transposition à ces zébrures qui offrent de nouvelles découpes. Une partie des champs fonctionne à partir de la toile brute d’une couleur bleu mat qui semble absorber la lumière. Les autres parties lui répondent dans une construction en mosaïque d’une grande élégance formelle. La juxtaposition des unes par rapport aux autres constitue un champ exploratoire qui offre des points de vue nouveaux et inattendus car la planéité de la toile comporte dès lors une paradoxale profondeur semblable à une stratification des niveaux de perception.

       En réponse à cette construction, la partie gestuelle convie à une permanente notion de déséquilibre où les tracés s’enchevêtrent, mettant en scène un pan différent de l’aventure picturale. Ces derniers racontent une autre histoire où la puissance des entrelacs définit une grammaire en apparence plus sauvage. Des figures semblent surgir d’un magma, semblables à d’impalpables apparitions. Les traits se répondent en tourbillons pendant que des zébrures trouent des zones plus apaisées. La taille des fragments gestuels, en variant fortement, complexifie d’autant la notion de complémentarité déjà évoquée. Souvent quelque peu réduites par rapport aux parties géométriques, ces zones tourbillonnantes enserrent parfois l’œuvre en lui redonnant un éclairage inattendu. Les taches colorées répondent aux plages colorées en une lutte symbolique des plus enrichissante. Existe-t-il d’un côté le calme des rigueurs et de l’autre la tempête des lyrismes ?

       À interroger la peinture d’autrefois à propos de Françoise Deverre évoquons « La bataille de San Romano » de Paolo Uccello, qui, au travers de trois panneaux, met en scène le combat entre Florentins et Siennois au 15ème siècle. Les lances créent de spectaculaires lignes visuelles et se croisent avec force tandis que les croupes des chevaux forment des taches de couleurs. La violence de la bataille comme stylisée nous conduit à la découverte d’une réalisation esthétique mais distanciée grâce à des plans rigoureusement délimités. L’ensemble de l’œuvre, bien que figurative en apparence joue avec un sentiment d’irréalité permanent avec ses chevaliers suspendus dans le temps et dans l’espace. Nous nous trouvons donc bien devant cette construction mentale qui caractérise l’art et nous propose un dispositif qui force à la réflexion.

       Revenons à notre époque avec cette dénomination de « champs réflexifs » qui questionne divers niveaux de la réflexion, celle de la lumière, celle d’une couleur par rapport à une autre, enfin celle du regardeur par rapport à l’œuvre. Une trilogie qui fonctionne dans une interdépendance totale se jouant de toute interprétation trop littérale. Dans le domaine des mathématiques, la relation réflexive définit une « relation binaire dans un ensemble, telle que tout élément de cet ensemble est en relation avec lui-même ».

       Il existe également des peintures de petit format. D’autres sur papier ont pour appellation Contiguïtés. Les deux séries posent le problème de la spatialité et de sa perception. Plus resserrées, elles conservent la structure des grandes pièces mais en y incluant une étonnante concentration. Comme les témoignages parcimonieux de quelque grande œuvre absente, elles reprennent le côté coupant et tranchant des espaces géométriques qui épousent les parties gestuelles. La taille des œuvres oblige à une attention soutenue de la part du regardeur qui interroge ces fragments intimes de façon renouvelée.

       Chez Françoise Deverre la structure de l’œuvre impose à chaque fois un regard neuf mais qui s’ancre dans une foisonnante interpicturalité. Les variations infinies de chaque série prennent place dans de vastes ensembles qui définissent des pistes exploratoires multiples. La cohésion du travail repose non pas sur un point de vue unique mais sur un rhizome visuel. La prolifération devient un gage de liberté qui ne s’embarrasse guère des fallacieux effets de mode. Aux Champs réflexifs, la fascination ouvre toujours une porte nouvelle.

 Christian Skimao