Fouillée, décortiquée, vilipendée, la peinture laisse pourtant, à qui veut bien s’y consacrer, la possibilité de renouveler la donne visuelle et l’expressivité artistique d’une pratique fondamentalement commune à travers le temps.
Françoise Deverre a apprécié avec discernement les œuvres de tous ceux qui, au XXème siècle, ont travaillé la question de la peinture, de son dépassement, de sa relation au mur, à la main. S’appuyant sur cet acquis, elle en valorise certains aspects selon sa manière, afin d’établir une continuité picturale, inventive dans ses formes, son chromatisme, et vigoureusement accomplie. Puissance d’une vraie position de peinture. Peindre - encore - suppose une conception de l’histoire de l’art tenant de la discontinuité plutôt que de l’homogénéité, avec des intermittences dans lesquelles l’authentiquement nouveau a la possibilité d’advenir.
Consciente de l’impact historique et de la valeur de l’héritage, des différentes aventures de l’abstraction lyrique ou minimaliste, des expressionnismes, du support, loin des débats esthétiques et théoriques des années 1960 à 1980, débarrassée de la perspective américaniste, elle problématise le « geste de peindre » d’une singulière façon.
Vouant chacun des constituants de la peinture à l’interrogation, à la trituration - support, format, accrochage, choix et application de la matière picturale. « Comment peindre » revient à « quoi peindre ». Et transforme la surface en défi à la peinture.
Les artistes inventent des lieux. Espaces impensables, improbables. « Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur. [...] Il faut parler de la création comme traçant son chemin entre les impossibilités... » (Gilles Deleuze - Pourparlers - Paris, éditions de Minuit 1990 - 2003). Espaces fictifs, imaginaires. Les lieux que produit Françoise Deverre sont encadrés par l’architecture, travaillés par la couleur. Et portés par une idée des choses soutenue grâce à des mots opératoires en titres sériels.
Ses œuvres se présentent en polyptyques, toiles libres, contigües mais explicitement séparées. En tant que composition picturale, le polyptyque apparaît au Moyen Âge, est longtemps délaissé avant d’intéresser les artistes de la modernité, qui le libèrent de ses fonctions de récit, de mémoire et de religion. En deux ou trois dimensions, consistant étymologiquement en plusieurs feuilles et plis, fixe ou mobile, ses ressources plastiques seront exploitées par des artistes aux productions aussi éparses que Pierre Soulages, Louise Nevelson, Francis Bacon, Etienne-Martin, Max Beckmann, Mark Rothko, Jasper Johns ou Richard Artschwager.
Construire une œuvre à plusieurs éléments formant un tout délibérément organisé, ressort à la spatialité comme à la temporalité. Composer, décomposer, recomposer. La structure du polyptyque est l’occasion de rassembler les éléments constitutifs de l’image - à supposer qu’ils soient originellement dispersés - et à affirmer/réaffirmer la cohésion et l’efficacité du substrat de la peinture.
Le polyptyque perturbe les repères visuels. Il annexe les extensions et contraint, plus qu’il n’appelle, une lecture de type cinématographique - panoramique, travelling et progression narrative. Ce qui implique un choix de la combinatoire dirigé par le dessein du peintre - il décide du sens de lecture du tableau - et une incertitude liée à sa capacité à assujettir, à rendre visible cette direction à un regardeur par définition libre, distrait et rétif.
Françoise Deverre bâtit son œuvre comme se monte un film. Il faut prendre des décisions, concrétiser des projets, évaluer des accords, affronter la résistance des parties entre elles et face au tout, inventer une vision prospective du global, découper, coller... Mettre en jeu des relations de formes et de couleurs, multiplier les associations, provoquer des proximités, explorer des assemblages chromatiques et des agencements graphiques, des modulations et des rapprochements. Se coltiner avec les jus. User de toutes ces composantes et faire surgir de l’inédit.
Ce qui pourrait passer pour une hésitation fondamentale entre une tentation expressionniste la plus échevelée et des modèles emblématiques parmi les plus stricts de l’abstraction géométrique, ce semblant d’irrésolution entre deux ordres revient à la volonté de mettre en action toutes les ressources de la peinture. L’étymologie, le sens et l’histoire des termes « abstrait » et « abstraction » sont chargés d’une aridité conceptuelle qui ne convient pas à l’esprit de son travail. Au premier, elle préfère le mot de concret, et celui de matérialité au second. La peinture se réalise dans le faire. Elle se trouve dans la réalité physique de sa pratique. Elle est corps et pensée. Elle met en acte et en résultat des sensations. L’expressionnisme abstrait a fait du sujet peintre le sujet de la peinture.
Un rectangle écarlate, sourdement écarlate, incandescent, mais fixé dans son incandescence. Un mandarine, un Véronèse, un indigo, un lie de vin, un céruléum ou un chocolat, un noir, un blanc, d’une invraisemblable netteté de contours ou allègrement posés. Un rectangle absolument frontal, une masse colorée, sans nuance ou avec des ombres, s’impose à l’œil. Couleur impure, couleur pure. Mélange flottant massivement, compacité légère, chambre de lumière. Un mystère entre opacité et transparence. Être devant une béance et la trouver pleine. Tourbillons de drippings tamponnés à la pelote dégoulinante. Gestes larges ou précis qui obtiennent ce qu’elle souhaite, gribouillis aux crayons. Volatilité des couleurs, de leur souvenir et des mots pour les désigner. Malgré la rigueur des nuanciers. Ici, la couleur fonde la possibilité de poursuivre la peinture en l’enrichissant.
Françoise Deverre offre au spectateur l’occasion d’un regard totalisant, comme maîtrise d’un champ unique. Ce qui qualifie le polyptyque en instrument visuel doté d’une autorité et augmenté d’une donnée supplémentaire. Continuités et césures rappellent que la discontinuité est consubstantielle à la peinture. Le polyptyque provoque une interruption et une lecture séquencée qu’il balise.
Les notions spatiales de base - verticalité, horizontalité, droite, gauche, haut, bas... - sont clairement énoncées. Ses polyptyques ne se présentent pas comme intermédiaires entre le tableau et l’installation, mais comme mode de recherche, d’exploration des possibilités internes du tableau et comme affirmation de son identité à travers ses limites.
Étalement d’un feuilleté, livre presque, écorché, zone de perception par contact, interférence des suspens, exploitation de l’art des passages. Entre instabilité structurelle et homogénéité lassante, se glisse le moment du juste équilibre parmi des éléments déséquilibrés, apparition de la « pensée-image » flottante et tremblée chère à Walter Benjamin, ce mouvement des possibles immanent à un regard pluriel et hybride.
Les coupes franches et les espaces variant de 0,4cm à 2,5cm - selon la taille de l’ensemble - libèrent d’une lecture stéréotypée, appelant une vision plus globale, car déjà clairement ossaturée et harmonieuse. La mise en scène minimale des ruptures n’entrave pas la lecture immédiate de l’œuvre, quelle que soit sa taille. Scinder la composition, rompre le déroulement immuable d’un discours continu (début - fin), introduire des fractions de vide dans une totalité, c’est briser l’ordre d’une pensée en peinture. Des étendues sont incisées afin d’en révéler d’autres, intruses qui font vibrer une dynamique expansive rayonnant au-delà des délimitations de la surface. Pour qui recherche le point central, l’axe du tableau, la vue et l’esprit sont toujours déroutés vers les périphéries qui toutes sont déjà centres et la diversité des trajectoires donne le vertige. Le protocole de ces accrochages-là connaît une rectitude au cordeau.
Afin d’atteindre l’infini et l’illimité du tableau, Françoise Deverre remplit ses toiles. Si parfois y sont découpées des plages blanches, c’est pour qu’advienne le vide de l’espace, vide d’autour, vide enveloppant, qui sépare, relie et instille un rythme.
Toutes ses œuvres sont ordonnées et titrées en vastes familles. Un nom de série et un numéro. Leur taille varie et peut être relativement importante (plusieurs dizaines). Les titres traduisent le statut spatial de la mise en scène des toiles.
Jeu sémantique, parfois contradictoire dans les termes ou bien intrigant. Mots secs, sans article, ni périphrase ni indication subjective. Sans volonté d’influencer le ressenti du spectateur ou de modifier son regard, juste de l’affranchir afin de lui fournir un repère.
Ordonnancement par périodes, de plusieurs années souvent, qui situent le travail et la recherche dans un temps assez long et dans un environnement de formes, au sens le plus large. Petit cadre destiné à ne pas abandonner le public dans l’amplitude de l’œuvre (4000 pièces environ).
Ces titres décrivent très explicitement une situation matérielle, géographique ou géométrique, et un état temporel, un ordre saisi à un moment donné.
Dans le champ de la multiplicité et de l’interaction, cela rend Métaconnexions, Disjonctions résonantes, Combinatoires variations, Convergences paradoxales, Intercepts, Croisements, Ramifications.
Les modalités précises de l’intersection mènent à Les croix ou la dissymétrie du T, comme au port mexicain de Veracruz.
Études-emboîtement, Extensions, Rotations 90°, Lignes parasites indiquent une gestualité, une action physique portant sur la modification d’un objet à un instant donné.
Retables se réfère à une des figures historiques du polyptyque, et se voit adjoindre des spécifications descriptives séparés, non-séparés et emboîtement. Certains titres font le compte brut du nombre des composants du polyptyque, Quattri, Triphasés, Triades-relation.
Temps et intervalle sont également présents dans Entrelaps ou Equilibres métastables ce dernier marque une lenteur extrême et donc quasiment insignifiante dans la modification.
Archipels constitue un hommage et un signe de proximité intellectuelle avec les penseurs Gilles Deleuze, Félix Guattari et Édouard Glissant, réunis dans ce concept commun. De la même manière, la série d’Images désirantes joue avec les « machines désirantes » que Guattari et Deleuze définissent comme « pouvoir de connexion à l’infini », flux et coupures de ces flux (L’anti-Œdipe, éditions de Minuit, 1972, page 469). Le flux traversant les images oriente leur processus de production selon le modèle du rhizome, c’est-à-dire sans qu’aucun élément ne tienne une position centrale auprès de subordonnés, mais que chacun puisse également affecter ou influencer les autres. Le couplage crée une multiplicité entre des œuvres qui sont aussi des objets partiels. Selon les principes de connexion et d’hétérogénéité générant la complexité, la totalité n’est pas la simple addition des parties.
L’œuvre de Françoise Deverre est à appréhender dans son intégrale littéralité. L’archipel n’a ni centre, ni périphérie, ni circonférence frontalière. Son être est tout entier dans la multiplicité, la mobilité et le rythme.
Étymologiquement, archi-pelagos met la continuité au cœur de l’image d’une mer totale, entière; puis l’évolution sémantique conduira l’archipel vers la discontinuité, il devient alors un ensemble d’îles au milieu d’une mer. L’archipel conjoint deux notions contradictoires, l’isolement et la liaison sans limites. Loin de se trouver closes sur elles-même, les îles d’un archipel sont reliées entre elles par la ruse d’un débord profond, sous-terrain et immergé.
L’archipel est une pluralité totale, un groupe de structures dotées d’un ordre et dont le dialogue favorise les glissements.
L’archipel se veut le contraire de la synthèse. Son lexique fait l’apologie de termes tels polyphonie, alliance, translation, zone-contact, interdépendance, recherche, entrecroisement, carrefour, interruption, superposition, retrouvailles, incertitude, fragment, béance, porosité, passage, rencontre, dé-hiérarchisation, intrications... L’ici ne s’oppose pas l’ailleurs. Il y a de la place pour tout le monde.
Cet univers-là, aux nombreuses interfaces - non celles que propose le capitalisme tentaculaire et omnipotent qui sert de contemporanéité au monde - mais celles de l’altérité - multiplie les voies, les échanges et les relations, et pratique le métissage, la contamination sans dissolution. Pour ces trois philosophes, il s’agit de soumettre la pensée au tremblement et à la discontinuation.
Sans bruit, Francoise Deverre porte son œuvre, dans le même mouvement, comme catalogue et processus. Chaque fragment de cet archipel en élaboration se fonde sur le désir comme production, révélation d’une identité construite au fil du temps et sur des œuvres pour envisager le monde. Un territoire atypique dont les entités fragmentaires sont liées mais non fixées. Une œuvre tel un polyptyque constitué à ce jour de plus d’un millier de toiles et ancré dans le divers et la disparité. Une libre et infinie variation sur les paradoxes de la peinture. Une œuvre où toutes les fractions entrent en relation, une composition dans laquelle l’archipel fait office d’opérateur esthétique.
Une peinture monde, nomade, qui déchiffre et lit la peinture. Qui érige sans reproduire, connectant des champs dans toutes leurs dimensions, ouvrant des paysages sur de constantes transformations.
Joëlle Busca