Il y a, au-delà de la cour pierreuse et verdoyante, un lourd portant muni de roulettes, sur lequel repose un impressionnant empilement de toiles libres - sédiments d’une intense création - disposées à plat, comme un livre non encore broché, et formant masse. Là où peuvent se faire et se défaire ce qu’on y investit - des sens, de l’émotion, de l’intellect - sont les œuvres d’art. La peinture est noèse, pensée en acte. La relation que le peintre entretient avec sa propre pratique, et dont l’itinéraire singulier finit par susciter, avec le corpus peint, une biographie dont le mystère n’est pas absent.
La vie de Françoise Deverre est peinture; l’œuvre n’est pas jeu. Elle se bâtit sur un engagement absolu, peut-être pour sortir de l’enfer, comme le revendiquait Antonin Artaud. Ce qui s’accomplit là est une manière d’appropriation, par un être aux prises avec le champ de l’art et confronté au savoir sur lui-même. Méthode de réalisation identitaire : exhortation, assignation, profond désir, affirmation, choix délibéré. Je serai là. Décider d’être une héroïne : la peinture c’est grand et excitant, comme une épopée au centre de laquelle on se place et dont on retient les éclats.
Un devenir toujours repoussé, le travail s’effectuant, la résolution de chaque peinture devient le programme de la prochaine intuition. Une structure s’étire, utopiquement totalisante, des œuvres constituées en tout, centre et alentours confondus, sans nulle hiérarchie. Une vision cumulative, épique, se développe, et même si elle prend parfois l’aspect du dispersé, l’éparpillement participe d’une démarche plénière entamée depuis longtemps et loin du terme – impossible, ni souhaité, ni seulement envisagé, où intentions fondatrices, parcours esthétique et destin sont absolument et parfaitement imbriqués.
Des cycles, des séries, des périodes portent nom : Contiguïtés, Champs réflexifs, Croisements, Emboîtements, Métaconnexions, Convergences et Disjonctions, Intercepts, Archipels... Conclusions de l’évolution d’une maturité aux énoncés esthétiques qui altèrent les structures et modifient le traitement de la matière. La volonté d’excéder les limites, le recours à une expressivité immédiate, n’altèrent pas le grand soin apporté à assurer la qualité technique. Ce mélange de rigueur, de liberté dans la conception, de culot et de métier, reflète toujours l’essentiel et la cohérence de l’ensemble.
L’avancée du pinceau soutient le regard. Françoise Deverre a effacé de sa peinture les continuums de la tradition et l’allégeance aux modes. Elle est occupée à une définition actualisée de la modernité dans l’écart qui laisse entière souveraineté au travail. Son œuvre se déploie dans une trajectoire en spirales, un agencement de thèmes qui s’entrecroisent. Issue heureuse d’un incessant labeur et d’une lente métamorphose, où proximité et inventivité des propositions plastiques dépassent l’observance académique et machiste de la peinture. Ni narrative, ni descriptive, ni allégorique, cette peinture saisit les émotions, repère l’harmonie et le chaos, improvise et ordonne, danse une expérience perceptive et bascule sur la toile une logique des sensations qui réagit et advient de toute son énergie.
Sa peinture relaie un hors-temps, ne montrant du monde que des fragments, des univers brisés, reconstitués, des temporalités qui échappent à toute dramaturgie excessive comme à toute architecture autoritaire ; qui s’insèrent dans l’art contre le fantasme du tout visible et du tout dit, qui invitent à la confiance. Passant sous silence le superflu pour aller à la substance, l’œil éduqué accepte le condensé et l’allusion. Le récit d’une naissance du voir sur une surface morcelée, accidentée. Générée d’un affrontement – aussi pacifique fut-il. Mais le fut-il ?
Intervalles, lacunes voulues, facteurs actifs d’une continuité, contre une composition qui compartimenterait et bornerait l’espace. La fissure ne trompe pas, le regard change de plan sans se perdre. Pour le peintre, le vide n’existe que là où il n’y a aucune figure dotée d’une présence manifeste - fut-ce un fond, une tache… C’est une vision qu’elle transforme en un tout matériel, organique, intégralement extérieur, dont l’existence objective est la toile.
L’artiste ne manipule pas l’espace, ne l’abuse pas, elle favorise son avènement. Réglant son compte à la pesanteur des volumes, en dénouant, en détachant, en sectionnant. Une allure résultant de la façon de mettre en mouvement les groupes d’éléments choisis. Une affirmation se lève, au-delà des pièges fétichistes, hermétiques, de l’œuvre peinte. Preuve vivante que l’épine dorsale de l’art n’est pas le business, ni laborieuse ni évaporée, elle évolue, contre la tentation de l’effacement.
Elle reconstruit par morceaux disjoints un fond et un milieu, à la fois internes et externes, un lyrisme concret qui cherche l’éclaircie et la clarté. Le collage induit une troisième dimension qui confie au tableau son relief et cisèle son approche des problématiques liées aux rapports entre dessin, couleur et forme. Des aplats vifs et lumineux se côtoient, alors que des traits fixent la toile. Le montage - qu’Eisenstein érigeait en dieu du cinéma – matérialise une dynamique sans narration.
L’apparente simplicité de ses représentations sait être complexe. La méthode de découpage, répétée, est pour le spectateur une trompeuse sécurité. Tout est toujours à recommencer, et, s’il se produit un bégaiement, c’est au sens deleuzien, de choix d’une ligne de fuite faisant style. Une œuvre qui serait la métaphore de la création, fonctionnant selon des jointements discordants, des césures, des pliages, des raccords. Françoise Deverre a élaboré une boîte à outils qui la conduit sur des chemins de traverse.
L’élaboration d’un langage plastique personnel, atypique, ne cesse de se réinventer. Les débordements de la froideur constructiviste comme de la chaleur de l’expressionnisme lyrique, s’inscrivent dans une volonté paradoxale de s’émanciper et de vivre une peinture sans traditions, mais pas sans histoire. Son activité picturale s’adosse à ce jeu duel. Fermement constitué, ce travail se distingue par la passion qui le porte et la défense de la peinture qu’il enclenche et proclame.
La technique est mixte et l’intervention violente. Juxtaposer des formes débride une superficie par la force des élans chromatiques. Cette rencontre du construit et du sensible, dégagée de tout systématisme, explore des mises en place très diverses de couleurs, de lignes et de surfaces. Les œuvres atteignent un état stable, les bordures ne sont pas précaires. La radicale mise en discontinuité des procédures de rupture façonne un ensemble de segments magnétiques assemblés en une globalité que le regardeur doit – lui aussi – composer et/ou recomposer dans son esprit.
Les plans se divisent, semblent se soulever et se bousculer, comme sous la poussée d’une puissance indomptable. Le tout naît d’un dispositif relationnel de chevauchement, de bascule et de juxtaposition où courent des lignes, elles-mêmes issues de l’arrangement de la monochromie, qui organisent le rythme en système compliqué et lisible.
Une construction oblique porteuse d’une charge dynamique anime des mouvements de rotation, de glissade, de remontée et démultiplie la charge énergétique contenue dans l’acte pictural. Les surfaces se coupent à angles réguliers, le dessin se charpente tel un édifice. L’oblique mène l’œil d’un point à un autre. Cette zone de sérénité rationnelle tempère et tamise l’assemblage.
La maîtrise de la couleur est ressentie comme primordiale, la recherche est opérante, elle s’étale sur des aires bien délimitées, elle irradie en matérialité saturée. Les couleurs sculptent, plient et déplient des espaces faussement statiques, des planéités sans perspective, une succession sans épanchement, une gamme étendue, relayée en concordance. Mats, secs, veloutés, silencieux, assourdis et nuancés, purs, francs et crus, les tons opérants défilent comme une suite sans fin, socle et scène du regard. Jean-François Lyotard parlait de la peinture comme d’une anamnèse des couleurs et des lignes. L’intervention verticale qui en est faite ici est chevillée à l’accumulation des savoirs sur la couleur, sujet régalien et quasi impossible pour les peintres comme pour les philosophes. Engagé dans l’ordre du symbolique ou de la perception, son usage de la couleur est un vertige, elle prend possession de la peinture, en irréductible. Leurs séparations équilibrent statisme et dynamisme et confèrent à l’ensemble une sensation de rigueur et de plénitude, d’honnêteté. La couleur s’ajuste à la structure-fond, dans un registre qui s’étend de la teinte franche à des éléments chromatiques composites. C’est dans la partie géométrique que se manifeste avec la plus ferme évidence la picturalité. L’application de ruptures qui lie la configuration et la couleur harmonise une mécanique plastique qui stabilise le tableau selon des accords colorés aux propriétés de formulation remarquables. Un temps synthétique décrit des mondes souverains. Les aplats accrochés par leurs angles structurent l’espace, refusant l’analogie forme/présence. Ils instaurent des visions claires, achevées et parlent d’un langage sans mots, mais modulé et riche.
Il y a des traits nets et droits, rares, qui rompent et déchirent. Il y aussi une poétique du trait sur l’art de la perspective linéaire et de l’imaginaire géométrique. Une peinture singulière, ordonnée, cloisonnée, méticuleusement structurée, s’accompagne d’une peinture sauvage, impulsive, en macules, giclures, dégoulinures et éclaboussures.
Danse graphique sur base de coloris, qui produit décrochage, disruption, introduit la césure et questionne l’engendrement de l’art dans le geste, ou bien celle, vive, emportée, qui ne figure pas mais s’impose en se montrant. Les lignes déliées dominées par l’intuition et emmêlées génèrent des chavirements. Les traits s’empâtent, deviennent plus drus, le graphisme accepte le hasard et l’inachèvement, une concentration tendue. Peinture en éruption, en ébullition, corps à corps sans formes repérables, identifiables, nommables. Toute physique, concrète dans sa fougue, pensée et née du consentement entier du peintre : esprit, mains, subjectivité et émotions. Le dessin, dans la partie séparée laisse place à la primauté du gribouillis, aux tracés hâtifs, acérés, raides ou tremblés, barbares, réfractaires, et coïncide discrètement derrière la tonalité dominante. Un moment graphique devient une expansion de la matière, un débord dans une place contrainte.
Françoise Deverre transgresse la distinction – l’opposition - entre constructivisme et abstraction lyrique. Abandon, intuition graphique côtoient des ordonnancements aux couleurs fixées formant prédelle autour d’une cohue de tracés. Une grande force d’attaque, une gestualité libératrice, de noirs et épais traits exécutés avec une grande puissance esthétique, qui rappellent Franz Kline ou Robert Motherwell. Un avènement aléatoire caractérise ce morceau. La substance peinture campe une essence brute et expressive, le peintre, ancré dans son corps, réalise des signes qui précèdent leur signification. Elle est malléable entre ses mains qui cherchent leurs limites et se trouvent constamment dépassées. Dégagé du châssis paralysant, chacun tient son propre rôle à l’unisson, malgré une apparence de contrepoint, et participe de l’ossature rythmique du tableau.
La surface agitée de la partie écartée de l’œuvre atteste de la lutte acharnée que le peintre a livrée avec la matière, sa vivacité anti-géométrique en fait un cosmos. Les joints d’attache des deux ou trois fragments de la composition appartiennent au mur, support et désert pictural. La peinture qui s’étale de manière très dissemblable sur les différents plans est reconstruite par le vide. Sans jamais aucun effet de fatale syncope.
La peinture de Françoise Deverre accueille les mots des poètes et s’y accorde, Christian Skimao, Bernar Mialet, Georges Comtesse. La poésie n’opère pas ici sur le mode de l’imprégnation ou de la réminiscence, mais se situe dans l’après-coup, presque du débat. Ce qui forme une poétique, un style, ce sont les frontières d’un monde fondé sur l’expérience, la pratique et non la valeur, la recherche d’une forme et d’un sens.
La polyphonie induit des ellipses, des réductions, de simples allusions, voire des omissions dans les détails, ce qui pourrait se regarder comme une certaine indétermination, une résistance au décryptage. Ses œuvres existent dans la respiration éthique et politique d’un univers insécable où il est cependant possible de se voir et de s’écouter. Le langage verbal n’offre pas la fidélité nécessaire pour caractériser avec précision certains états, l’expression du visible est limitée par le lexique. Elle apprécie l’écriture des poètes à partir de son travail graphique et pictural. La syntaxe discontinue, les raccourcis, les connexions lointaines, les accointances surprenantes, les traits incisifs et les plages tranquilles. La poésie dispose d’un corpus de mots hardis en lien à un corps-image. Le peintre produit dans un même flux des formes historiquement situées, esthétiquement autonomes et personnellement installées. La peinture porte des figures et des rythmes inscrits dans son être. L’art se dévoue à conquérir l’espace et partage avec la poésie son état de pensée et d’expérience.
Françoise Deverre en appelle à la pensée poétique, autrement plus vive, plus libre que la pensée rationnelle, elle relie les choses entre elles avec une impressionnante célérité. Ça fuse. Éprouver l’image, éprouver les mots, les deux situations consistent en une mise à l’examen : ressentir, accueillir et accepter, dans l’intelligence, dans l’affect, hors toute nécessité, côtoiement. Chaque acception soumet un ordre, des agencements, des appuis et des leviers. Des affinités profondes naissent, se consolident et se prolongent sans que l’humain ne s’arrache à sa condition d’ange et de bête.
Christian Skimao - compagnon fidèle, huit livres d’artiste et six livrets à ce jour -, Bernar Mialet - pour Elleipsis récemment -, livres d’artiste (tirages limités, maquette très soignée, œuvres originales), où règnent échanges, emprunts, viviers d’images communes. La poésie a lieu comme la peinture a lieu, là où s’établit une continuité entre les illustrations et les mots. Ce n’est pas la musique des vers qui guide le pinceau. La poésie ici profère, comme déconstruction éclairante. Rencontre de deux mystères, sans cadre ni règles du jeu, comme un chemin vers une résolution.
Constructions flexibles et évolutives, cette peinture acquiesce et frappe, forte, selon son propre libre-arbitre poétique, resserré mais non clos. Alliance contre-nature si l’on s’en tient au medium, prétexte, reprise, déplacement si l’on se réfère à l’esprit. Mais jamais re-création du même. La peinture peut être source de réflexion, matière à inspiration permettant à un auteur de signifier son imagination, ou donner un équivalent littéraire à l’univers du peintre. La transposition de l’art pictural dans l’art littéraire explore les corrélations entre langage verbal et langage visuel. Les liens se révèlent dans l’usage esthétique de la transgression.
De même que le langage poétique est autoréférentiel, le travail de Françoise Deverre interroge la peinture elle-même. La mise en page d’Elleipsis affiche dans les sectionnements et les rapprochements entre texte et peinture, une harmonie dont le bénéfice est une poésie visuelle, à la présence graphique prégnante. Une déstructuration, un moment de surprise qui est celui de la vie et de la mort.
La capacité du langage poétique à saisir – mieux que celui du commentaire critique ? – l’œuvre, trouve son aboutissement dans le goût partagé des écrivains et des artistes pour le livre d’artiste. Devenu une sorte de petite exposition, un moyen de faire circuler les œuvres, d’en rassembler plusieurs dans un volume réduit, multipliable, moins onéreux qu’une toile et transportable. Les signes typographiques ne forment pas un environnement sans signification. Parce qu’ils sont conventionnels, ils participent de la dissociation du texte d’avec l’image, mais sont constitutifs de l’objet livre.
Le texte poétique est un écho onirique du travail pictural ou graphique, il est sans conséquence sur le fond de la démarche, ne questionnant pas le rapport de l’image et de son langage plastique au réel du métier, des techniques qu’elle emploie ou de son inscription dans l’histoire de l’art ou dans le contenu esthétique.
Les limites de l’appareil conceptuel se mettent sans cesse en scène dans l’exercice critique. Il fut une époque où les critiques fédéraient des écoles et nommaient des mouvements. Il n’est pas certain que l’art ait aujourd’hui besoin d’un tel discours. Les artistes sont devenus bavards et la critique ne joue plus le rôle de support qui fut le sien au moment des avant-gardes et au XXème siècle. S’il l’accompagne, c’est de manière lointaine. Il a perdu ce goût et ce talent de la description qui ravissent les lecteurs des Salons de Diderot ou de Stendhal, offrant, l’instant d’une lecture, la possibilité de voir une pièce sans l’avoir sous les yeux. Ou l’originalité des Écrits sur l’art de Baudelaire, des Combats esthétiques d’Octave Mirbeau, ou les nombreux textes encore actuels d’André Malraux.
Croire à l’espace pictural, le construire en découpant des formes singulières, de manière délibérée, radicale, mais sans renoncer à la fortuité. Les séries s’enchaînent, résultat des formes qui leur sont propres, de l’influx nerveux, de son impulsion inconsciente, de l’expérimentation et d’une pensée sans défaillance. Selon un code optique visuel et sensible sans fanfreluches. Chaque toile est une épreuve, comme intention, nécessité, croisement et évidence. Assurance de force rude, austère et joyeuse, la peinture de Françoise Deverre ne filtre pas l’air du temps.
Joëlle Busca