Divers textes ont analysé les travaux de Françoise Deverre mais en occultant quelque peu son utilisation de la couleur. L’utilisation de chaque couleur traduit la sensation perceptive de l’artiste. Les couleurs correspondent à la construction d’une réalité picturale où le cognitif a partie liée avec le gestuel. L’implication du corps participe aussi de cette recherche d’une vérité de la couleur qu’elle ressent de façon presque physique. On connaît l’influence des couleurs sur l’esprit et l’intense rayonnement de leur matérialité. Des notions contradictoires apparaissent alors mettant en jeu la symbolique des couleurs et leur perception individuelle. L’impression de la couleur transmise par le peintre se confronte à celle perçue par le spectateur, ouvrant dès lors un large champ exploratoire.
Les plages de couleur se répandent et se répondent dans l’œuvre de Françoise Deverre. Dans le cas d’une œuvre sur papier, Croisements n° 6, on remarque l’existence d’une « pieuvre centrale » ou d’une sorte d’ectoplasme et d’un jeu avec quatre autres carrés ou rectangles qui lui répondent. Partant de cette forme centrale sombre avec excroissances ou pseudopodes (le terme renvoie ici à une perception figurative toute personnelle) nous aboutissons à un jeu des quatre coins assez remarquable où chaque masse colorée joue son rôle. Une nouvelle question se pose : la figure centrale sert-elle de « distributeur » aux quatre autres angles ou bien ces derniers servent-ils à enserrer la figure centrale ? Les couleurs parfois franches et parfois fanées parcourent un large spectre ; à un tracé rose alangui répond un tracé bleu des plus francs par exemple ; des surlignages verts, des éclaboussures orangées, des zébrures jaunes dialoguent à l’intérieur d’une mise en scène où se trouvent convoqués des pans entiers de l’histoire de l’art.
Cette action de disposer en croix les couleurs joue donc avec un aspect formel que l’on définirait un peu hâtivement comme relevant de l’abstraction géométrique, de l’abstraction lyrique, de l’informel ou même du tachisme. Il prend aussi en compte l’utilisation de couleurs chaudes et froides et des dissonances qu’elles provoquent entre elles. À partir de cette confrontation se pose la question de l’existence d’un rapport intime entre les formes simples ou complexes, structurées ou improvisées, construites ou molles et leurs couleurs riches ou maigres, élégantes ou lourdes, stridentes ou étouffées. On pourra alors évoquer des croisements insolites, épiques, impossibles, maniaques ou simplement remarquables conduisant à une structure générale de l’œuvre qui repose sur des interprétations multiples de l’abstraction avec des variantes sans cesse recommencées. Si les Voyelles de Rimbaud « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu » laissent entrevoir des correspondances entre la poésie et la couleur, leur possible transposition dans l’œuvre plastique de Françoise Deverre ouvre des perspectives enchantées. On imagine une nouvelle grammaire des formes et couleurs où ses déchirures polychromes servent de mesure à sa démesure.
Notons l’importance dans cette série, du blanc qui faut-il le rappeler, n’est pas une couleur. Il demeure un acteur fondamental car il organise les autres couleurs sur sa surface, ce que l’on nommerait d’après une terminologie classique mais impropre, le fond. Le blanc du papier participe donc à la construction générale et développe la disposition croisée dans le sens de la couleur. Il offre un champ narratif aux autres composantes de l’œuvre permettant un mariage improbable entre dissonances ou consonances des couleurs. La possibilité d’épanouissement des œuvres dans une spatialité nouvelle grâce à leur absence d’encadrement participe également de cette utilisation du blanc qui inscrit la globalité du travail dans un nouveau jeu de rapports perceptifs. Remarquons l’importance cruciale de l’espacement existant entre les cinq composantes de l’œuvre avec cette frontière perceptible et puissamment évoquée qui conduit à cette notion de polyptyques chère à l’artiste. La dénomination de « Racines carrées » qui se trouve réservée aux toiles fonctionne sur une problématique similaire mais occulte la question du blanc, optant pour une occupation totale de la surface tout en conservant les structures de base évoquées plus haut.
La couleur ne sert donc pas à construire une harmonie colorée mais structure un imaginaire qui fonctionne avec des notions complexes liées à la déstructuration des références plastiques. Cette approche radicale prend sa source dans une pensée deleuzienne qui opte pour un caractère proliférant et irrégulier. Françoise Deverre use des formes de la couleur pour les disposer en un jeu conceptuel extrêmement pertinent qui offre toutes les possibilités d’une reconduction sans cesse ouverte à l’Autre.
Christian Skimao