« Toute culture naît du mélange, de la rencontre, des chocs. A l’inverse, c’est de l’isolement que meurent les civilisations. »
Octavio Paz
J’aimerais ouvrir cette analyse plurielle sur une citation de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Deleuze[1] qu’affectionne particulièrement Françoise Deverre : « Il y a des cas où la vieillesse donne, non pas une éternelle jeunesse, mais au contraire une souveraine liberté, une nécessité pure où l’on jouit d’un moment de grâce entre la vie et la mort, et où toutes les pièces de la machine se combinent pour envoyer dans l’avenir un trait qui traverse les âges : Turner, Monet, Matisse. Turner vieux a acquis ou conquis le droit de mener la peinture sur un chemin désert et sans retour, qui ne se distingue plus d’une dernière question. »[2]
Bien sûr il ne s’agit pas de positionner le travail de Françoise Deverre dans une chronologie de fin de parcours mais dans « une souveraine liberté » répondant à une « nécessité pure ». La force d’une proposition sise entre une éclatante jeunesse d’intention et la maturité d’une connaissance picturale, acquise dans la difficulté et la solitude de la recherche. Et bien sûr sans agiter le spectre de l’artiste romantique. Elle propose depuis les années 1980, la singularité d’une approche plastique basée sur l’emploi de polyptyques et décline une abstraction cultivée qui conduit à des connexités entre les différents lés de peinture ou de papier. Dès lors ses œuvres oscillent, entre d’une part le tracé gestuel, d’autre l’emploi de la couleur. Néanmoins son approche opte pour un dépassement du dualisme entre couleur et gestuel, en concevant l’œuvre comme une multiplicité de plans, semblable au dépassement de la distinction entre matière et esprit. La notion de compartimentage des diverses plages picturales offrant au spectateur potentiel une juxtaposition des genres qui par le biais de combinatoires crée une narration abstraite où le sens de l’agencement terminal structure puissamment l’œuvre.
La création comme un mystère malgré ces balises historiques. Créer pour un(e) artiste est-ce seulement définissable ? Tentons une réponse par citation interposée : « Créer n’est pas communiquer, mais résister. Il y a un lien profond entre les signes, l’événement, la vie, le vitalisme. C’est la puissance d’une vie non organique, celle qu’il peut y avoir dans une ligne de dessin, d’écriture ou de musique. Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie. Il n’y a pas d’oeuvre qui n’indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés. »[3] Et de penser à la formule jouissive de 68 : « Sous les pavés, la plage ! ». La ligne mélodique de la création de l’artiste passe par cette juxtaposition des désirs et la renaissance toujours recommencée d’une toile en devenir. Ce « manque » essentiel, moteur d’une création qui tourne autour de la même toile, sans cesse recommencée, fait parfois penser à Sisyphe mais un Sisyphe qui sait qu’à la fin il triomphera. Eternel recommencement ? Retour aux références antiques avec l’astucieux Sisyphe et le rusé Ulysse. Diptyque. La figure féminine artiste, difficile à nommer dans le monde gréco-romain trouve ici une place substitutive dans notre approche mythologique. Triptyque.
En effet, les polyptyques de Françoise Deverre s'organisent, en partie seulement, suivant une structure « rhizomatique », semblable aux radicelles de certaines plantes vivaces qui poussent dans plusieurs directions à la fois. Prolifération du chiendent. Métaphore deleuzienne par excellence. Chacun des éléments de la toile globale se trouve lié de près ou de loin aux autres, de même qu'à la structure fragmentaire dans laquelle ils se positionnent tous sans aucune forme de hiérarchie. L'organisation de l’œuvre en polyptyques rappelle ainsi les différentes caractéristiques du rhizome avec le fameux principe de connexion puisqu’une partie se trouve connectée avec une autre. Pourtant la disposition finale de l’œuvre repose sur un système fixé par l’artiste et qui se traduit par une hiérarchie structurelle traduite par une numérotation à l’arrière de chaque fragment. Ainsi l’aléatoire laisse la place à un hasard maîtrisé et organisé par des structures visuelles.
Entre chaque lé de peinture existe un intervalle. Essentiel. Il construit le polyptyque, l’entoure d’un cadre invisible bien que fortement perceptible. Il se place à la lisière de la peinture, ne se situe pas dans le champ pictural mais dans celui du hors champ. Référence cinématographique. Semblable au silence en musique qui ponctue le rythme, l’intervalle impose un no man’s land où l’œil s’aiguise pour mieux saisir les multiples fragments. Frontières et bordures : « Le territoire, c’est d’abord la distance critique entre deux êtres de même espèce: marquer ses distances. Ce qui est mien, c’est d’abord ma distance, je ne possède que des distances. »[4] L’art pour se rapprocher de l’autre miserait d’abord sur une distanciation. Nécessaire éloignement pour toucher individuellement.
On peut également évoquer la notion de combinatoire évolutive en ce qui concerne son travail. Désir d’affirmer l’irréfragable de la peinture face à la haine d’un monde gris. Comme une peinture qui désire se peindre dans l’acte de peindre. Et à propos de la réflexion de Deleuze : « On ne désire pas quelque chose ou quelqu'un, mais un agencement de choses, d'états de choses, de modes et de modalités de choses, par lesquels s'opère une réorganisation de son être au monde, qui inspire, stimule, incite. Le désir est toujours multiple car il est la promesse d'un projet ou d'une transformation. Le désir est la conséquence d'une aspiration, et il n'y a pas d'aspiration sans multiplicité, sans une pluralité qui multiplie et reterritorialise l'être - dans un nouveau monde. »[5] Mise en abyme plutôt que descente aux enfers. Intertextualité ou plutôt interpicturalité agissant comme un dispositif révélateur des possibles.
La peinture de Françoise Deverre inscrit pourtant ce « nouveau monde » dans une épaisseur des gestes archaïques. Elle définit ses tracés comme des « grabouillages », version connotée des gribouillages. Souvenir des révoltes enfantines et référence aux tracés de Dubuffet. Pour elle, la peinture demeure physique car il lui faut toujours se coltiner avec la résistance des matériaux et leur indécrottable volonté de se constituer en tant que forces contraires: « Les signes renvoient à des modes de vie, à des possibilités d’existence, ce sont les symptômes d’une vie jaillissante ou épuisée. Mais un artiste ne peut pas se contenter d’une vie épuisée, ni d’une vie personnelle. On n’écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses maladies. Dans l’acte d’écrire, il y a la tentative de faire de la vie quelque chose de plus que personnel, de libérer la vie de ce qui l’emprisonne. »[6] La peinture comme immanence …
Un, deux trois : « Trois lignes, dont l’une serait comme la ligne nomade, l’autre, migrante, l’autre sédentaire… »[7] A partir de quatre le polyptyque entre dans l’univers de sa multiplication infinie. A l’encontre du projet totalisant d’un art prêt à consommer, s’immisce le rêve de l’harmonie. La lutte de Jacob avec l’Ange.
[1] Lapoujade, David. Gilles Deleuze. Editions adpf (Ministère des Affaires étrangères), 2003. Remerciements à l’auteur pour l’utilisation de l’environnement citationnel du philosophe.[2] Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. Qu'est-ce que la philosophie ? Editions de Minuit (coll. « Critique »), 1991.
[3] Deleuze, Gilles. Pourparlers. Editions de Minuit, 1990.
[4] Deleuze, Gilles. Mille plateaux. Editions de Minuit (coll. « Critique »), 1980.
[5] Guinard, Patrice. Revue Concepts (Editions Sils Maria Belgique, Hors série Gilles Deleuze), Janvier 2002.
[6] Ibid. Deleuze, Gilles. Pourparlers.
[7] Entretien de Gilles Deleuze avec Claire Parnet. Dialogues. Flammarion, 1977.